Vers une consécration de la cession de droits implicite ? – ENTREPRISE ET AFFAIRES 2 MAI 2024 N°18 – LA SEMAINE JURIDIQUE, LEXIS NEXIS

CA Bordeaux, 1re ch. civ., 11 janv. 2024, n° 23/02805 : JurisData n° 2024-001054

S’il y a bien un principe que les praticiens de la propriété intellectuelle connaissent bien, c’est bien celui édicté par l’article L. 131-2 du Code de la propriété intellectuelle. Véritable phare dans la nébuleuse contractuelle dédiée au droit d’auteur, cet article rappelle l’exigence d’un écrit lorsqu’il s’agit de transmettre des droits d’auteur. Jadis consacrée aux seuls contrats de représentation, d’édition et de production audiovisuelle ainsi qu’aux « autorisations gratuites d’exécution », cette obligation s’est progressivement étendue au contrat d’adaptation audiovisuelle avant d’être généralisée en 2016 à tous les contrats. Cette exigence vise avant tout à s’assurer du consentement exprès de l’auteur sur le sort des droits cédés sur son œuvre, lequel ne saurait se déduire de circonstances extérieures. Faute d’apporter la preuve d’un contrat écrit, le prétendu exploitant des droits cédés encourt des poursuites pour contrefaçon (CA Paris, 15e ch., 2 mai 1975 : JCP G 1979, II, 19110, note R. Leduc. – Cass. 1re civ., 27 nov. 2001, n° 00-11.506 : JurisData n° 2001-011882 ; Comm. com. électr. 2002, comm. 41, note Chr. Le Stanc). Une solution particulièrement radicale ayant pour mérite de dissuader les cessionnaires restant discrets quant au sort réservé aux droits dont ils souhaitent obtenir l’exploitation au détriment de l’auteur. Pour autant, une jurisprudence récente de la cour d’appel de Bordeaux en date du 11 janvier dernier, semble battre en brèche un tel principe lorsque la preuve d’une cession de droits d’auteur concerne deux commerçants. Retour sur cette solution.

Les faits. – La société de conseil en packaging Optima s’est vue confier la création de l’univers graphique des bouteilles de spiritueux commercialisées sous les marques propres de la société Maison Villevert, société de négoce de spiritueux. En septembre 2021, la première de ces sociétés a proposé de formaliser une cession de ses droits d’auteur sur les créations réalisées sauf pour l’une de ses marques ayant déjà fait l’objet d’une cession. La société de négoce s’est opposée à cette offre. Face à ce refus, la société Optima a réitéré son offre par une mise en demeure, laquelle s’est à nouveau soldée par un refus de la société Maison Villevert, cette dernière estimant que les droits en question avaient déjà fait l’objet d’une cession implicite. La société de conseil l’a donc mise en demeure le 22 novembre 2021 de cesser toute utilisation de leurs créations protégées par le droit d’auteur.

C’est ainsi que la société Optima et son gérant ont assigné le 20 avril 2022 la société de négoce en contrefaçon des droits d’auteur devant le tribunal judiciaire de Bordeaux. Aux termes d’une ordonnance en date du 5 juin 2023, la juridiction a jugé les actions en contrefaçon et en nullité de marques du gérant et de la société de conseil irrecevables pour défaut de qualité à agir. Le tribunal a, en effet, estimé que les droits ont été cédés implicitement en raison de la nature et du contexte des

commandes en cause. Le gérant ainsi que la société de conseil ont donc interjeté appel de cette ordonnance. La cour d’appel de Bordeaux doit donc trancher la question de l’existence d’une cession implicite dans le contrat en cause. La réponse à cette interrogation l’a amenée à se prononcer en premier lieu sur l’argument tiré de la prétendue incompétence du juge de la mise en état (CA Bordeaux, 1re ch. civ., 11 janv. 2024, n° 23/02805 : JurisData n° 2024-001054 ; Comm. com. électr. 2024, alerte 86, Cabinet Racine).

La solution. – Il convient tout d’abord de rappeler le raisonnement ayant abouti à la solution commentée. Dans un premier temps, les appelants reprochaient au tribunal d’avoir jugé que le juge de la mise en état était compétent pour statuer sur le sort de la cession jugée implicite. En effet, et à en croire les appelants, la cession implicite est un moyen de défense et non une fin de non-recevoir rendant le juge de la mise en état incompétent à statuer sur ce point en vertu de l’article 789 du Code de procédure civile. La cour d’appel n’a toutefois pas été de cet avis et a confirmé le jugement de première instance sur ce point, estimant au contraire que le juge de la mise en état avait bel et bien sa place pour reconnaître la cession litigieuse. Les juges estiment en, effet, que la question de la cession implicite influe directement sur la qualité à agir en contrefaçon et en nullité des marques, questions pour lesquelles le juge de la mise en état est bien compétent.

C’est d’ailleurs à l’aune de la nature de la cession que la question relative à la qualité à agir a, semble-t-il été résolue par les juges d’appel. Ainsi et pour réfuter la titularité des droits patrimoniaux, ces derniers se sont fondés sur un faisceau d’indices précis et concordants. À cette fin, le raisonnement de la cour s’ouvre tout d’abord sur l’absence d’application du formalisme des contrats de cession de propriété intellectuelle.

En effet, les articles L. 131-2 et L. 131-3 du Code de la propriété intellectuelle portant sur le formalisme de la preuve des contrats d’exploitation des droits patrimoniaux de l’auteur « ne concernent que les rapports de [l’auteur] et de son cocontractant » et sont ainsi étrangers « à un litige opposant deux commerçants dont l’un se prétend cessionnaire d’un droit de propriété intellectuelle ». La cour poursuit en soutenant que la société Optima, ne pouvait ignorer la nécessaire reproduction, diffusion et commercialisation de son travail sur les produits de la société Maison Villevert, ce à quoi la société appelante ne s’était aucunement opposée durant les 20 années de leur collaboration. La cour précise, en ce sens, qu’il est acquis « que les commandes passées par la société Maison Villevert à la société Optima portaient sur des packagings graphiques de bouteilles de spiritueux, lesquelles étaient destinées à une production industrielle et à une commercialisation dans le monde entier ». Ainsi la société Optima était parfaitement au fait de l’utilisation des produits de la société Maison Villevert sur lesquels sont apposés ses œuvres.

Par ailleurs, la cour d’appel, par le prisme du faisceau d’indices précité, énonce que l’intimée a suffisamment rapporté la preuve d’une cession implicite. À ce titre, la cour s’est notamment référée aux éléments suivants :

– une mention dans les devis intitulée « cession des droits » précisant que « les axes créatifs non retenu[s] demeure[nt] la propriété de l’agence », signifiant que les prestations non retenues deviennent la propriété du commanditaire ;

– un courriel relatant des passages faisant référence au fait que les produits n’appartiennent plus à la société appelante ;

– le contrat de cession antérieur par lequel l’appelant cède expressément l’intégralité de ses droits d’auteur, pour les produits d’une précédente marque, lequel viendrait démontrer « la régularisation d’une cession implicite antérieure ». 

 

 


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