Restriction du droit à l’humour et besoin social impérieux : la CEDH s’exprime par deux arrêts
La Cour européenne des droits de l’Homme, saisie sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, a rendu deux arrêts très discutés par la doctrine, s’agissant de la liberté d’expression des humoristes.
Elle était saisie de deux requêtes relatives aux sanctions prononcées par le Conseil supérieur de l’audiovisuel contre la chaine de télévision C8, à la suite de séquences diffusées dans l’émission « Touche pas à mon poste » et jugées, pour l’une, attentatoire à l’image des femmes et, pour l’autre, de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles et à porter atteinte à la vie privée.
Le débat soumis à la juridiction européenne portait sur les limites de la liberté d’expression exercée au cours d’une représentation considérée par ses propres auteurs comme humoristique.
Quelle que soit l’appréciation personnelle que l’on peut avoir de ces deux séquences, il convient de rappeler que le juge ne dispose pas d’un pouvoir susceptible de définir si une scène, une représentation, un écrit ou un dessin porte ou non un message humoristique. Le juge n’est pas l’arbitre des drôleries car l’humour est une forme d’expression qui touche un public parmi d’autres et qui n’exige pas d’être reconnu par quiconque pour être ainsi qualifiée. L’humour relève en cela de la liberté d’expression.
C’est également l’analyse de la Cour européenne des droits de l’homme qui, dans un arrêt Z.B. c/ France du 02 décembre 2021 (n°46883/15), avait énoncé le principe selon lequel « il ne fait aucun doute que le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, y compris s’ils se traduisent par la transgression ou la provocation et ce, peu importe qui en est l’auteur ».
Les dispositions de l’article 10 § 2 de la Convention rappellent toutefois que « l’exercice de ces libertés » est soumise à « des devoirs et des responsabilités », prenant la forme de « formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi » dès lors qu’elles sont nécessaires « à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
On peut s’interroger sur la compatibilité de ces règles avec le rôle trublion, voire subversif, de l’humoriste dans une société démocratique. Mais de cela, il faut entendre – et les juridictions le précisent – que l’humour ne saurait disculper l’auteur d’une attaque personnelle (TGI Paris, 8 décembre 2006), d’une atteinte au principe de dignité de la personne humaine (CEDH, 17 déc. 2004, n° 33348/96, Cumpana et Mazare c/ Roumanie) ou d’une violation de la vie privée (CEDH, 22 mars 2016, n° 70434/12, Sousa Goucha c/ Portugal).
De longue date, la jurisprudence européenne reconnaît que l’existence d’un « besoin social impérieux » peut justifier une ingérence, et donc une restriction, dans la liberté d’expression (CEDH, 18 septembre 2008 – Chalabi c/ France – n° 35916/04). Les deux requêtes soumises à la Cour européenne des droits de l’Homme ont été examinées à la lumière de ce principe.
Dans la première affaire, l’émission animée par Cyril Hanouna diffusait une séquence tournée en coulisses durant des interruptions publicitaires. Au cours de celles-ci, l’animateur saisissait la main d’une des chroniqueuses de l’émission en lui demandant de fermer les yeux et de deviner la partie de son corps sur laquelle il la poserait. La réputation précédant Cyril Hanouna ne laissait aucun doute sur la partie de son corps sur laquelle la main de la chroniqueuse atterrirait : son sexe.
Le 07 juin 2017, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) prononçait à titre de sanction à l’encontre de l’éditeur la sanction, pour une durée de deux semaines, la suspension des séquences publicitaires diffusées au cours de l’émission, ainsi que 15 minutes avant et 15 minutes après. Le Conseil d’État saisi par la société C8 d’un recours en annulation en prononçait le rejet (CE 18 juin 2018, n° 412071, Sté C8).
La Cour européenne des droits de l’Homme, saisie par une requête de la chaine C8 qui soutenait que la sanction prononcée par le CSA était attentatoire à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, retenait que « la mise en scène du jeu obscène entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci a suscités véhiculent une image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes. »
Tirant de l’acte poursuivi une telle interprétation, elle trancha en faveur des juridictions françaises, considérant qu’elle répondait au besoin social impérieux de ne pas véhiculer « une image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes. »
Dans la seconde affaire, l’animateur Cyril Hanouna se livrait en direct à un canular téléphonique mettant en scène malgré eux des hommes qui avaient répondu à une petite annonce publiée sur un site de rencontres à destination d’hommes homosexuels et intitulée « Homme recherche rencontres sans tabou ». Si certains de ces hommes comprirent le canular, d’autres en revanche se prêtèrent sans le savoir au jeu initié par l’animateur, lequel usait d’une voix aiguë et de manières efféminées afin de se faire passer pour homosexuel. Une partie de la doctrine y a vu l’exagération d’un trait et d’une posture caractéristique de la caricature.
Le CSA jugeait que « ces séquences, qui véhiculent des stéréotypes de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle, caractérisent un manquement aux stipulations de l’article 2-3-3 de la convention du service aux termes desquelles l’éditeur doit veiller ‘‘à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations’’, sans que l’éditeur puisse utilement se prévaloir de la liberté d’expression ».
Le Conseil d’État reprenait les moyens du CSA (CE 18 juin 2018, n° 412071, Sté C8).
La Cour européenne abondait dans le sens des juridictions françaises, rappelant que sa propre jurisprudence énonce que « le pluralisme et la démocratie reposent sur la reconnaissance et le respect véritable de la diversité, et qu’une interaction harmonieuse entre personnes et groupes ayant des identités différentes est essentielle à la cohésion sociale » (CEDH, 14 janv. 2020, n°41288/15, Beizaras et Levickas c/ Lituanie ; 17 février 2004, Gorzelik et autres c. Pologne, n°44158/98).
Aussi, le canular ayant conduit les personnes piégées à livrer des informations qui leur sont personnelles, outre des confidences sur leur orientation et préférences sexuelles considérées comme n’ayant pu être faites que parce qu’elles se croyaient engagée dans une discussion privée, le droit au respect de la vie privée garantie par les dispositions de l’article 8 de la Convention – rejoignant la « protection […] des droits d’autrui » visée à l’article 10, § 2, de la Convention – ont été invoquées pour restreindre le droit à la liberté d’expression soutenue par la société C8.
Conclusion. Si une partie de la doctrine se montre vertement critique envers ces deux décisions, une réflexion par analogie conduit à penser qu’elle s’inscrit dans une tradition juridique qui fixe pour limite à la liberté d’expression de ne pas porter d’attaque contre quiconque pour ce qu’elle est. Si un animateur télé avait produit un canular le mettant en scène en imitant un accent, par exemple, africain ou arabe pour tenir des propos confinant à la diffamation envers les personnes de ces origines, y aurait-on vu une représentation humoristique compatible avec nos lois ? rien n’est moins sûr.
Sahand SABER – Avocat au Barreau de Paris
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